Bref rappel des faits

Antoine DELTOUR a travaillé au Luxembourg du 15 septembre 2008 au 14 octobre 2010 au service de la big four PricewaterhouseCoopers (PWC) en qualité d’auditeur. La veille de son départ il copie sur son ordinateur portable de fonction plus de 45.000 pages d’ATA3 et de documents de formation appartenant à son employeur pour ensuite les dupliquer à son domicile.

C’est au cours de l’été 2011 que le journaliste Edouard PERRIN récupère ces données confidentielles. Le 11 mai 2012, elles sont diffusées dans le programme télévisé « Cash investigation », le lendemain par la BBC, puis le 6 novembre 2014 par le quotidien belge « le Soir ».

En octobre 2014, Antoine DELTOUR nie les faits qui lui sont reprochés lorsqu’il est entendu par la police grand-ducale puis passe aux aveux deux mois plus tard devant le juge d’instruction.

Le deuxième protagoniste, Raphaël David HALLET est au service de PWC du 7 septembre 2006 jusqu’au 29 décembre 2014. Après la diffusion de l’émission cash investigation, il copie 16 Tax returns4 en les sauvegardant dans les « brouillons » d’une adresse électronique créée pour l’occasion aka « [email protected]».

Ces données confidentielles sont transmises au même journaliste le 31 octobre 2012, le 16 novembre 2012 et le 7 décembre 2012.

Après deux années d’instruction, le Tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg qualifie Antoine DELTOUR et Raphaël David HALLET de « lanceurs d’alerte » et les condamnent des chefs de vol domestique, de fraude informatique, de divulgation du secret des affaires, de violation du secret professionnel, et de blanchiment-détention.

Antoine DELTOUR écope d’une amende de 1.500€ et d’une peine d’emprisonnement de 12 mois avec sursis, alors que Raphaël David HALLET est condamné à payer une amende de 1.000€ et à 9 mois de prison avec sursis.

Le journaliste est acquitté.

La société PWC, partie civile, s’est vu allouer l’euro symbolique qu’elle avait réclamé à l’encontre de ses deux anciens salariés.

Le Luxembourg, cet obscur objet de désirs

Vu de certaines capitales voisines les idées reçues sur la place financière luxembourgeoise ont toujours la vie dure. Une mise au point d’ordre juridique s’impose pour apaiser les quelques ardeurs un peu trop habituellement dirigées contre le Grand-Duché.

La pratique du ruling fiscal3 est légale au Luxembourg tout comme dans huit autres Etats-membres de l’UE (Belgique, Pays-Bas, Chypre, l’Irlande, Malte et le Royaume-Uni).
Notons que les législations des États membres de l’UE demeurent mutiques voire lacunaires sur la question du statut juridique du whistleblower, alors que le droit luxembourgeois a déjà intégré la notion de protection du lanceur d’alerte dans des domaines précis :

  • le code du travail admet la protection du salarié en matière de lutte contre la corruption, le trafic d’influence et la prise illégale d’intérêts5 ;
  • les professionnels du secteur financier, comme les autres concernés par la loi du 12 novembre 2004 relative à la lutte contre le blanchiment d’argent et du financement du terrorisme, ont l’obligation de signaler toute opération suspecte aux autorités luxembourgeoises6 ;
  • en matière de gouvernance interne des établissements de crédit, des entreprises d’investissement et des autres professionnels effectuant des opérations de prêt, la commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a consacré dans sa circulaire n°12/5527 un dispositif d’alerte confidentiel à disposition du personnel de bonne foi.

N’est pas lanceur d’alerte qui veut

La justice luxembourgeoise a qualifié Antoine DELTOUR et Raphaël David HALLET de lanceurs d’alerte en estimant que les prédites divulgations relevaient « de l’intérêt général ayant eu comme conséquence une plus grande transparence et équité fiscale » tout en faisant ici l’impasse sur le caractère pourtant légal et licite du rescrit fiscal3 !

L’association Transparency International, fer de lance dans la lutte contre la corruption mondiale n’a jamais eu cette audace, puisqu’elle définit la notion de lanceur d’alerte comme « une personne qui, dans le contexte de sa relation de travail, signale un fait illégal, illicite et dangereux, touchant à l’intérêt général, aux personnes ou aux instances ayant le pouvoir d’y mettre fin ».

Relevons en outre que la résolution 1729/20108 adoptée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a invité tous les Etats membres à passer en revue leur législation sur la question des donneurs d’alerte, « en gardant à l’esprit les principes directeurs suivants : (…) la définition des révélations protégées doit inclure tous les avertissements de bonne foi à l’encontre de divers types d’actes illicites (…) ».

Force est de constater que sur ce point, ce jugement opère plus un constat sociologique qu’il ne donne une définition juridique du whistle blower.

Le lanceur d’alerte ne peut pas tout

La législation nationale comme européenne se garde bien de céder aux raccourcis simplistes tendant à laisser libre cours à la bonne conscience de délation au nom d’un droit de savoir général et absolu.

Le lanceur d’alerte n’est notamment pas protégé lorsque les informations divulguées sont légales, et relèvent du secret des affaires. En effet, le juge luxembourgeois remarque que les données volées portaient bien sur le secret des affaires de PWC, puisqu’elles étaient « le fruit de négociations et étaient essentielles pour prospérer dans l’activité commerciale ».

En outre, le juge a considéré qu’Antoine DELTOUR ne pouvait pas justifier ses agissements sous couvert de l’exercice de sa liberté d’expression9, puisqu’au lieu de « critiquer des pratiques d’optimisation fiscale moralement douteuses au Luxembourg et ailleurs», il a bel et bien soustrait « à son employeur des milliers de pages de documents confidentiels pour les transmettre ensuite à un journaliste » en violation de son devoir de loyauté.

Parabole de la paille et de la poutre

Suite aux remous suscités par cette « affaire », de nouvelles dispositions légales ont été adoptées par les parlementaires luxembourgeois dès 201410 afin de rendre plus claire la procédure du tax ruling.

Quid des huit autres Etats membre de l’Union Européenne qui le pratique également ?

Quid des autres spécificités locales en matière fiscale comme le « verrou de Bercy » ? Il faut savoir qu’en France comme dans les autres Etats membre, la fraude fiscale est un délit, mais la particularité de la loi hexagonale rend le Procureur de la République impuissant dans l’actionnement des poursuites pénales.

Le Parquet pourra agir seulement si le Ministère du Budget et des Finances rédige une plainte en ce sens contre un contribuable, après un avis rendu par la Commission des infractions fiscales qui de facto confirme systématiquement la décision du Ministre11.

Cette entorse exceptionnelle au droit commun donne matière à penser en ce qui concerne les principes d’égalité des citoyens devant la loi, de séparation des pouvoirs, et de légalité des peines.

1 Jugement rendu par la XIIème chambre correctionnelle du Tribunal d’arrondissement de et à Luxembourg.
2 Cet article a pour ambition de vulgariser l’information juridique relative à l’affaire luxleaks.
3 « ATA » : Advanced Tax Agreement/ ruling fiscal/rescrit fiscal  qui est une pratique légale qui permet à une société de s’adresser à l’administration fiscale pour obtenir une “décision anticipée” concernant son imposition.
4 « Tax return » : Déclaration de revenus.
5 Loi du 13 février 2011 renforçant les moyens de lutte contre la corruption.
6 Article 5 (1) de la loi du 12 novembre 2004 précisé par l’article 8 (2) du Règlement grand-ducal du 1er février 2010.
7  Circulaire CSSF 12/552 du 11 décembre 2012 telle que modifiée par ciculaires CSSF 13/563 et CSSF 14/597
8 Résolution de l’Assemblée parlementaire 1729 (2010) du 29 avril 2010.
9 Article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme.
10 Législation « Paquet avenir » du 24.12.2014
11 Jurisclasseur droit fiscal n°1 du 13 novembre 2014- « Le particularisme du déclenchement des poursuites pénales : Le maintien du verrou de Bercy ».

 

Maître Saliha DEKHAR
Avocat à la Cour
Barreau de Luxembourg
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