Comme tous les matins depuis 27 ans, je suis arrivé devant mon bar à 6H15 tapante. Sur le pas de ma porte, l’air hagard, un jeune homme d’environ 25 ans, vêtu d’un costume trois pièces flambant neuf, attendait là, planté sur le trottoir comme un réverbère.

– Vous êtes le patron ? me demanda-t-il alors que j’approchais, trousseau en mains.
– Vous êtes perspicace ! dis-je en glissant la clef dans la serrure.
– Est-ce que je peux entrer ? C’est fou ce qu’il fait froid, ce matin, continua-t-il d’un air triste.
– Désolé mon gars, je n’ouvre qu’à 6h30.

Il consulta sa montre et soupira :
– Oh… Je vois.
On aurait dit qu’il portait tout le poids du monde sur ses épaules. Que pouvais-je bien y faire ? Le livreur devait arriver pour me ravitailler d’une minute à l’autre.

Je suis entré dans mon bar et, tel un automate rôdé par 27 années d’habitudes, j’ai répété ma chorégraphie matinale : lumière, allumage de la machine à café, mise en place des chaises, des tables. Dans cet ordre, toujours. Ma tâche accomplie, je suis sorti de nouveau, histoire de fumer une cigarette en attendant le livreur qui, comme à son habitude, était en retard.
Pas de camion à l’horizon. Mais le jeune homme, lui, était toujours là.
– Allez, entrez ! lui dis-je. La livraison du lundi accuse un peu de retard, à ce que je vois.

Il me remercia d’un signe de tête et s’engouffra dans mon café.
– Qu’est ce que vous buvez ? demandais-je en rejoignant mon zinc.
– Oh, mettez moi un café.
– Va pour un café.

Alors que je lui posais une tasse de nectar fumant sous le nez, il sembla mal à l’aise.
– Il y a quelque chose qui ne va pas, mon gars ?
– En fait… C’est bête, mais je souhaitais un petit café, pas un grand, je suis suffisamment stressé… Mais vous en faites pas, ça ira !
Dans ma tête, je souris.
– Vous ne connaissez pas le Luxembourg vous, hein ? Si vous voulez un café à la française, c’est un expresso qu’il faut demander ici.
– Oh très bien, j’en prends bonne note.
– Qu’est ce qui vous amène à Luxembourg de si bon matin ?
– Je commence mon nouveau travail aujourd’hui, expliqua-t-il en remuant nerveusement son café. On n’a pas arrêté de me dire que les trains étaient bondés alors pour être sûr de mon coup, j’ai décidé de prendre le train de 6 heures. Mais comme je craignais d’être en retard, je suis arrivé à la gare à 5 heures. Quand j’ai vu le train de 5h20 pour le Luxembourg arriver, j’en croyais pas mes yeux, il était vide ! Alors j’ai saisi ma chance et j’ai sauté dedans.
– Et bien au moins vous êtes sûr de ne pas rater votre rentrée ! lançais-je en réprimant un éclat de rire.
Deux autres cafés et trois cigarettes plus tard, mon nouvel ami se trouvait fin prêt à affronter sa première journée de travail au Grand-Duché. Pareil à un coach accompagnant son boxer jusqu’au ring, je lui lança deux ou trois encouragements.

Il était 7h45 et Luxembourg-Ville était déjà bien plus réveillée que moi.

A 8h15, tout au plus, alors que j’étais en train de récolter l’argent dans le billard, mon brave frontalier fit son retour dans mon bar, l’air encore plus penaud qu’auparavant.

– Mais vous êtes déjà là ?! m’exclamais-je. Je vais finir par croire que vous ne pouvez plus vous passer de moi !
– En fait… Je me suis trompé d’une semaine. Je commence lundi prochain.
– Ca c’est ce qu’on appelle être en avance, votre employeur appréciera sans doute ! Vous reprendrez bien quelque chose avant de repartir ? C’est sur le compte de la maison. Ma serveuse est en retard, elle est coincée dans les bouchons, alors c’est René qui vous fait le service, en plus.
Il réfléchit un court instant et me répondit :
– Un expresso, s’il vous plaît !
En voilà un qui apprend vite.