André, 68 ans, est retraité depuis 2006. Né à Namur, il se destine à la carrière d’enseignant. Après ses études, il est envoyé comme stagiaire près de la frontière allemande.

Au bout de deux années, il est à nouveau muté, dans la région d’Arlon cette fois.

“Il fallait toujours se bagarrer pour avoir sa paie”

Bien qu’employé de l’État, il peine à recevoir son salaire dans les délais et à joindre les deux bouts : “Il fallait toujours se bagarrer pour avoir sa paie,” s’indigne-t-il. Une paie d’autant dérisoire à ses yeux, qu’il n’est toujours pas titularisé.

Et que la perspective de rester indéfiniment stagiaire et d’être régulièrement muté aux quatre coins de la Wallonie ne l’enchante guère. Il souhaite rester sur Arlon Il vient d’y rencontrer sa femme, et décide de s’y installer avec elle.

Il se tourne alors vers le Luxembourg. Un de ces amis l’informe qu’un garage recherche un employé de bureau francophone. Il y postule et y est embauché.

Commence alors une nouvelle vie de frontalier : “À l’époque, la circulation n’était pas aussi pénible qu’aujourd’hui,” se souvient-il. “Et déjà, les salaires étaient plus avantageux au Luxembourg.”.

Trop cher pour déménager au Luxembourg

Avec sa femme, elle aussi frontalière, ils achètent un terrain, non loin d’Arlon, et y bâtissent une maison. Nous sommes dans les années 1970 : “Dans ce temps-là déjà, les prix de l’immobilier étaient nettement plus élevés au Grand-Duché. Pour un jeune couple comme le nôtre, nous n’aurions pas pu nous permettre de venir y habiter,” regrette-t-il.

En 20 ans, la spéculation immobilière a également rattrapé son village : “Notre fille a acheté un terrain, quelques maisons plus loin dans notre rue. À surface égale, les prix ont été multipliés par 5, en à peine 2 décennies,” note-t-il.

Arrive alors les deux crises pétrolières de 1973 et 1979. Le secteur automobile en prend un coup. Et son employeur doit licencier. André fait partie de la charrette, et est renvoyé dans ses pénates wallons.

De l’auto à la finance

Mais il n’est guère enclin à accepter son sort. Le secteur bancaire recrute. Il répond à une annonce, et intègre quelques jours plus tard une banque luxembourgeoise. Il est affecté à la gestion des fonds, un secteur en plein essor.

Ses connaissances de gestion et de finances acquises dans sa précédente expérience l’aident à comprendre la complexité des produits et des marchés financiers. Le reste, il l’apprend sur le tas. Il effectuera le restant de sa carrière dans cette banque.

Au bout de quelques années passées dans le back-office fonds, il rejoint le département controlling.

Menaces de rachat

Comme dans beaucoup de banques, les départements auxquels il est affecté déménagent régulièrement. Une bougeotte incompréhensible et souvent difficile à suivre pour les employés :

J’ai changé de lieux de travail 6 ou 7 fois,” estime-t-il. “À chaque fois c’étaient des nouveaux trajets, et des nouveaux rythmes de vie à prendre, avec des routes toujours plus surchargées aux heures de pointe.“.

Un jour, il apprend par la presse que la branche fonds de son employeur serait rachetée par un groupe financier étranger. Quid dans ces cas-là des avantages sociaux dont il bénéficie depuis plusieurs années ?

S’il fait partie des meubles et des biens vendus à l’autre banque, pourra-t-il encore se prévaloir de ces avantages ? Il pose la question au département RH. Eux-mêmes ne le savent pas.

Les seniors absents des back-offices

À 55 ans, pas question de rechercher un emploi dans un autre établissement : il sait qu’il n’a aucune chance. D’autant que les seniors disparaissent du paysage des back-offices, souvent poussés avec plus ou moins de tact vers la sortie.

Il décide alors d’attendre et de voir ce qui va se passer avec son nouvel employeur. Par expérience, il sait qu’au début d’un rachat bancaire, il y a toujours une période de flottement.

L’acquéreur observe, prend le pouls de la nouvelle structure.

Au bout de la première année, généralement, les mouvements se font plus perceptibles : on remplace certaines équipes ; les directeurs locaux sont remerciés ou mis dans un placard. Une nouvelle direction est mise en place par la nouvelle maison-mère.

Le mouvement s’intensifie. Et dès la fin de la deuxième année, un premier plan social est annoncé. Des activités sont délocalisées, certaines en Europe de l’Est, d’autres en Asie du Sud-Est…

Plan social et préretraite

La nouvelle direction ne brille pas par ses talents de communication. André apprend souvent les mauvaises nouvelles par la presse. Ce qui plonge le staff dans une incertitude toujours grandissante et intenable.

Il continue à attendre. Attendre, que lui, le vieux, on lui propose de prendre l’option du plan social, avec à la clé, un départ en pré-retraite.

L’occasion se présente : il l’accepte. Il a 58 ans et 21 années de bons et loyaux services. Renvoyé chez lui, il touche 80% de son salaire brut. Une décision qu’il n’a jamais regrettée.

“Le Luxembourg m’a permis de vivre pendant 40 ans”

Aujourd’hui retraité en Wallonie, André continue cependant à venir régulièrement au Luxembourg. “J’y fais toutes mes courses. Car ce pays m’a donné un travail et m’a permis de vivre pendant 40 ans. Donc je lui redonne mon argent,” justifie-t-il.

Au Grand-Duché, il garde également des amis et des anciens collègues, qu’il voit souvent. Certains ont eu moins de chances que lui : licenciés, le début de la cinquantaine, ils peinent à trouver du travail en Belgique et au Luxembourg.

Beaucoup ne se font guère d’illusions sur leurs chances de décrocher un emploi.

André n’envie pas les plus jeunes non plus : les bas salaires qu’ils touchent actuellement, leurs conditions de travail moins faciles, et surtout les trajets toujours plus longs et stressants.

Nous sommes la génération de frontaliers la plus heureuse,” se réjouit-il. “Nous avons eu du travail, quasiment sans grandes interruptions. Et je pense qu’il s’écoulera encore beaucoup de temps avant qu’une telle situation ne se reproduise.”.